Cinq semaines. Ce lundi 14 novembre, la rédaction (et les techniciens) d’i-Télé entament leur cinquième semaine de grève. Ce n’est pas compliqué, il s’agit bel et bien d’un record pour une chaîne de télévision privée. Aujourd’hui, à 12 heures, une rencontre est prévue entre la direction du groupe Canal Plus et les ministres Myriam El Khomri (Travail) et Audrey Azoulay (Culture), au Ministère du Travail.
L’Observatoire des Médias révèle ici les extraits d’un courrier électronique envoyé le mercredi 2 novembre 2016 par l’inspectrice du travail “Unité Départementale des Hauts-de-Seine Inspection du travail Unité de contrôle n°7 des Hauts de-Seine Section 8” à Jean-Christophe THIERY, patron de Canal +, et en copie Sandrine MORIN, DRH du groupe. Des extraits de ce courrier avaient été publiés par Les Jours. L’Observatoire des Médias vous propose la quasi-intégralité de ce document.
Objet : dénonciation de dysfonctionnements dans la consultation du CE et du CHSCT à propos du projet « News Factory »
[…]Informée de dysfonctionnements concernant les institutions représentatives du personnel de Canal + (comité d’entreprise et CHSCT notamment) et du contexte actuel de grève des salariés de la chaine I-TELE, je me suis présentée vers 16h30 le 24 octobre 2016 afin d’effectuer une visite de contrôle.
[…]il ressort de mon contrôle du 24 octobre 2016 que les élus, de tous bords confondus, dénoncent les agissements de votre direction consistant à:
-refuser de transmettre les informations sur l’ensemble du projet « News Factory » alors que ces informations sont évidemment nécessaires à la consultation régulière du CE et du CHSCT, compte tenu du rôle et des missions dévolues à chacune de ces institutions (en l’espèce celle de donner un avis sur l’ensemble du projet News factory) ,
-la mise en marche forcée du projet News Factory sans consultation préalable des instances représentatives du personnel CE et CHSCT, ce qui s’est déjà concrétisé par le déménagement décidé « manu militari » pendant le week-end de plusieurs bureaux de journalistes de la chaine d’info en continue I-TELE (du 3ème étage vers le 2ème étage) sans informer individuellement les personnes concernées,
– prévoir dans un contexte tendu de grève, l’emménagement de 120 journalistes du journal DIRECT MATIN au 3ème étage en lieu et place des journalistes de I-TELE désormais concentrés au 2ème étage,
– jeter à la poubelle les affaires de salariés d’I-TELE non informés individuellement du déménagement de leur bureau décidé pendant le week-end,
-refuser la médiation demandée par les représentants du personnel, sans prendre le soin de prévenir le syndicat + Libre et alors que la Direction des Ressources Humaines avait commencé à œuvrer en ce sens en organisant une réunion.
[…]J’ai aussi personnellement constaté la mise en marche du projet News Factory concrétisée le 24 octobre 2016 vers 17h00 par le fait que 3 ouvriers étaient encore activement occupés à travailler au 3ème étage du bâtiment B du site Arcs-de-seine sous la direction de Mme Sophie Allègre, Directrice des Aménagements et Moyens Généraux afin de préparer l’arrivée imminente des 120 salariés de DIRECT MATIN (prévue pour avoir lieu mercredi 02 novembre 2016).
L’ensemble des faits constatés lors de mon contrôle et les explications recueillies notamment auprès de la DRH Sandrine MORIN et la Directrice des affaires Sociales Elodie BOUVET-LUSTMAN me confortent dans l’existence d’une entrave au fonctionnement régulier du CE et du CHSCT, à savoir :
-Le fait, pour la Direction de ne pas donner à la Présidente du CHSCT les informations nécessaires pour communiquer aux instances sur la globalité du projet News Factory alors que ce projet, nécessairement stratégique, aura un impact sur les conditions de travail, la ligne éditoriale et l’organisation du travail des salariés.
-la mise en marche accélérée du projet News Factory (déménagement de bureaux, installation d’enseigne faite à la va-vite) démontrant l’absence totale de volonté de dialogue dans un contexte où la majorité des salariés sont en grève.
Or pour rappel l’article Article L4612-8 du Code du travail prévoit expressément que « le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail est consulté avant toute décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l’outillage, d’un changement de produit ou de l’organisation du travail, avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail ».
De même qu’il résulte de la combinaison des articles Article L2323-2 du Code du travail et L2323-6 du Code du travail, que le comité d’entreprise doit être informé et consulté préalablement « sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise et, notamment, sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs, la durée du travail, les conditions d’emploi, de travail et de formation professionnelle ».
Nul doute que les mouvements de personnel impactant SESI (I-TELE) et DIRECT MATIN constitue une décision importante entraînant des changements définitifs et ayant des effets sur les conditions de travail de vos collaborateurs.
Dès lors dans tous les domaines où l’avis du CHSCT et/ou du comité d’entreprise est requis, vous aviez l’obligation en votre qualité d’employeur d’organiser cette consultation afin qu’elle intervienne en temps utile avant que vous n’ayez pris votre décision, étant entendu que cette dernière doit s’entendre dès lors que l’objet du projet escompté est suffisamment déterminé pour que son adoption ait une incidence sur l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise (Cass. soc. 03/02/1981, n°79-94.250, Cass. soc. 12/11/1997, n°96-12.314,). Un faisceau d’indices montre que le projet News Factory est déjà muri.
Naturellement cette consultation doit être réelle et sérieuse afin de permettre un dialogue et des échanges de point vue entre les différentes parties, ceci impliquant de fait des réponses motivée de votre part, faute de quoi il pourrait s’agir d’un délit d’entrave (Cass. soc. 28/11/1989 n°89-82.015, Circ. Min. DRT n°12 du 30/11/1984).
Aussi, plus généralement, pour être à même d’émettre un avis éclairé et se prononcer en toute connaissance de cause lors de toutes réunions d’information voire de consultation, ces deux institutions doivent disposer d’une information précise et claire de la part de l’employeur afin de leur permettre d’avoir une vision globale des problèmes (Cass. soc. 19/12/1990, n°89-16.091), étant entendu qu’arguer de l’absence de projet News Factory pour vous y soustraire ne saurait vous exonérer de vos obligations légales en la matière pour les domaines concernés.
Ainsi, si la mission première du CHSCT est de se tenir informé de l’état de la santé, de la sécurité dans l’établissement, et de bien connaître les conditions de travail de celui-ci, cela suppose néanmoins qu’il puisse recevoir de l’employeur les informations qui lui sont nécessaires pour l’exercice de ses missions.
Concernant le comité d’entreprise, votre responsabilité est pareillement engagée, l’article Article L2323-4 du Code du travail disposant que pour lui permettre de formuler un avis motivé, le comité d’entreprise dispose d’informations précises et écrites transmises par l’employeur, d’un délai d’examen suffisant et de la réponse motivée de l’employeur à ses propres observations.
Or en l’espèce, il ressort des faits que ne pas donner suffisamment à l’avance des informations pourtant réclamées par les élus sur le projet éditorial de la chaine I-TELE et plus globalement sur l’ensemble du projet News Factory participe du délit d’entrave aux institutions représentatives du personnel.
La réponse de votre directrice des ressources humaines Sandrine MORIN sur ce point est étonnante car sous le prétexte de ne pas disposer elle-même de la moindre information sur le projet News factory, celle-ci entend justifier une pseudo consultation du CE et du CHSCT en parfaite méconnaissance de la loi. Aussi, tant que le comité d’entreprise n’a pas été dument informé ni même consulté sur ce point, je vous demande de suspendre vos décisions de réaménagement de bureaux.
En conséquence, compte tenu de l’ensemble de ces observations et du contexte de grève actuel et de ras-le-bol qui perdure depuis plusieurs semaines, il importe dorénavant de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire cesser ces agissements et veiller dès à présent à ce que votre direction amorce un dialogue sain et constructif avec l’ensemble des institutions du personnel afin de garantir un fonctionnement permanent de ces instances dans le respect des droits reconnus aux représentants du personnel.
Je vous informe dès à présent que je n’exclue pas de saisir le Procureur de la république rattaché auprès du Parquet de Nanterre compte tenu des dysfonctionnements constatés susceptible de caractériser un délit d’entrave commis à l’égard du fonctionnement régulier de ces institutions sanctionné aux articles Article L2328-1 et L4742-1 du Code du travailL.
Par ailleurs, je vous rappelle votre obligation de sécurité de résultat prévue à l’article Article L4121-2 du Code du travail qui doit dorénavant vous obliger à être plus attentif à la santé de vos salariés, le projet News Factory ne pouvant se faire sans vos salariés ou au détriment de leur santé psychologique et morale, le tout sur fond de tension et d’absence de dialogue social.
Organiser des déménagements de bureaux en pleine grève n’était pas la meilleure des solutions en matière de lutte contre la souffrance et le mal être au travail quand ce sont précisément les conditions de travail des journalistes de I-TELE qui en sont la cause et alors que tous les indicateurs sont « au rouge » concernant les risques psycho sociaux (selon le rapport effectué par Technologia).
Dans un premier temps, je vous invite à reprendre le dialogue pour trouver rapidement une issue au conflit avec vos instances et vous invite à m’indiquer les mesures que vous prendrez suite à mes observations.
Créateur et rédacteur en chef de L'Observatoire des Médias. Journaliste, consultant. Conseil strat. digitale. Intervenant : ESJ-CFPJ-IPJ-CELSA. Ex Libé, LePost.fr.