Le journalisme multimédia se dissoudrait-il dans la presse écrite ? C’est ce qu’on serait tentés de croire en étudiant deux études statistiques sur la profession publiées fin septembre. La première [pdf] est celle de l’Observatoire des métiers de la presse basée sur les chiffres fournis par la Commission de la carte d’identité des journalistes. La seconde est due au cabinet Audiens et a été communiquée lors de la quatrième Conférence nationale des métiers du journalisme.
Pour ce dernier, la raison de cette omission est simple : les entreprises multimédias sont difficilement identifiables, elles ont plusieurs activités. Avec l’arrivée du numérique, le profil des salariés change. Conclusion : Internet n’est pas un secteur en soi et les journalistes multimédias sont rangés dans la catégorie presse écrite.
On en arrive à une représentation plutôt figée de la profession avec cette conclusion sidérante : pas d’évolution entre 2004 et 2011
Jusqu’à l’an passé [pdf], l’Observatoire des métiers de la presse étudiait l’évolution du métier de journaliste en classant les demandes de cartes par support. Nous avions donc des journalistes papier, vidéo, radio, agence, Internet et multi support. Cette dernière catégorie faisait référence au fait de travailler sur au moins deux supports (en général papier et internet). La proportion de journalistes concernés s’élevait à 8,3% en 2011, soit 3 098 journalistes encartés. Ce qui pouvait traduire la diversité des supports sur lesquels les journalistes sont amenés à travailler aujourd’hui.
Une distinction était faite entre les supports sur lesquels les journalistes travaillaient (papier, vidéo, radio, internet) et les secteurs d’activités qui les embauchaient. Ce qui permettait d’évaluer le nombre des confrères travaillant pour des supports ne correspondant pas toujours au secteur : journalistes travaillant pour la radio d’Arte, ceux embauchés par Radio France pour ses sites Internet. Un phénomène qui existait peu auparavant.
C’est avec impatience que j’attendais les chiffres de cette année pour mesurer l’évolution de notre profession. Car à l’EPJT (l’école publique de journalisme de Tours) nous avions pu remarquer, par exemple, que des radios cherchaient à recruter des journalistes de presse écrite mais ayant également une formation radio (ce qui est le cas des étudiants sortant des écoles de reconnues) pour leur site, que des quotidiens régionaux préféraient des jeunes formés à la télé, etc. Bref, que les lignes étaient en train de bouger pour nos étudiants. Je voulais vérifier dans quelle mesure.
Déception. Les catégories Internet et multi supports ont disparu de l’enquête 2012 et les journalistes travaillant pour le Web ont semble-t-il tous été inclus dans la presse écrite. Sauf dans un volet consacré à la baisse du papier et pour une étude portant uniquement sur les premières demandes. Le renouvellement des cartes de presse n’est étudié que sous l’angle des secteurs d’activité et non plus des supports.
Cette disparition pose quelques problèmes.
– Il faut bien constater que la décision d’inclure les journalistes travaillant sur Internet dans la presse écrite ne va pas vraiment dans le sens de l’histoire. C’est nier que le multimédia n’est pas la simple continuité des médias déjà présents, une nouvelle technique, un peu plus moderne de traiter l’info ; que ce n’est plus de la presse écrite, ni de la télévision, ni de la radio ; qu’il s’agit d’un nouveau support.
– La disparition dans les statistiques des journalistes multi supports ne permet plus d’étudier un volet important dans l’évolution de notre métier : traditionnellement, le journaliste français est plutôt immobile. Jusqu’en 2008, on travaillait pour la télé, pour la radio ou pour la presse écrite et les passerelles entre les différents médias étaient rares. Alors que pour les générations actuelles, c’est en train de changer.
– On se demande où sont classés les journalistes multimédias embauchés par les radios et les télévisions afin de travailler sur leurs sites Internet. Dans les secteurs radio et télévision ? Où est la logique s’ils font peu ou prou le même boulot que ceux en « presse écrite » ?
– Du fait que secteur d’activité (télé, radio, presse écrite) et support ne soient plus différenciés, des évolutions importantes de notre métier nous échappent.
Et puis une contradiction flagrante apparaît dans cette enquête. Dans le premier item, il est dit que 62% des premières demandes de carte concernent la presse écrite. On constate donc une augmentation substantielle par rapport à 2011 (41,8% % des premières demandes). Le troisième volet explique a contrario que le papier est en baisse. Il ne représente que 32,7 % des demandes de première carte alors qu’Internet stagne à 9,7 % (10,2% en 2011). Où est donc passé le reste, la différence entre les 32,7% de premières demandes en support papier et les 62 % de premières demandes en presse écrite ? Même en ajoutant les chiffres du Web, on est loin du compte.
À vouloir intégrer de force le journalisme multimédia dans la case de la presse écrite, on en arrive à des non-sens.
Pourquoi les journalistes internet et les multi supports se sont-ils ainsi dissous ? Comme pour Audiens, les supports multimédias ne sont pas pris en compte par le code Naf. « Le paysage de la presse écrite est aujourd’hui en pleine mutation, peut-on lire sur le site de l’Observatoire des métiers de la presse. Il devient de plus en plus difficile de trouver une délimitation précise du périmètre de la presse écrite et de ses champs d’activité et les métiers traditionnels cèdent progressivement la place à des configurations d’emplois qui embrassent des domaines d’activités autrefois distincts (éditorial, marketing, graphisme, multimédia). » Mais c’était déjà le cas l’an passé. Une interview de Jean-Marie Charon avance une autre raison : c’est compliqué de classer les journalistes qui font du multimédia et « cette évaluation devient très difficile tant se multiplient les situations de rédactions produisant de l’information pour plusieurs supports, avec le développement d’une notion de compétence plurimédia ou de polyaptitude. »
Certes, mais fait-on ce genre d’analyses parce qu’elles sont simples à réaliser ou justement pour comprendre un monde compliqué…
Laure Colmant
Journaliste,
Enseignante à l’Ecole publique de journalisme de Tours
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Cette incapacité à mesurer les choses me semble volontaire : c’est tout à fait cohérent avec l’ensemble des outils de mesure de l’activité industrielle.