L'Observatoire des médias

Italie : la censure arrive…

Depuis longtemps, les écoutes téléphoniques sont une grosse épine dans le pied de Silvio Berlusconi. Son gouvernement actuel, le quatrième, a été formé le 7 mai 2008. Or la première proposition de loi pour réglementer les écoutes et leur publication a été déposée dès le mois suivant, le 30 juin, projet de loi n° 1415. Autant dire qu’il n’a pas perdu de temps…

Ce projet avait été approuvé en première lecture le 11 juin 2009, d’où il était passé au Sénat sous le n° 1611, approuvé en première lecture avec modifications le 10 juin 2010.
Renvoyé le lendemain à la Chambre des députés pour passer en deuxième lecture, il avait fini par être abandonné par Berlusconi sous la double impulsion de l’opinion publique d’une part, et des nombreuses modifications au texte original de l’autre, raison pour laquelle Berlusconi ne le jugeait plus suffisamment répressif. Il n’empêche que s’il avait été voté alors, même dans sa forme modifiée, il est probable que personne n’aurait rien su du Bunga-Bunga

Le voici donc de retour avec une troisième tentative pour tenter de bâillonner la presse et les médias traditionnels d’une part, et le Web de l’autre. Il a souvent essayé de le faire, et j’en avais déjà parlé ici-même, mais cette fois il n’a jamais été aussi près du but.

Il m’est impossible d’expliquer toutes les conséquences de cette « loi » si elle devait être approuvée par un parlement italien dont la majorité (très faible mais suffisante) est à la botte de Berlusconi, notamment grâce à la Loi Calderoli, mais il est certain que si les mafias en tout genre auront bien des raisons de se réjouir de son approbation, les gens honnêtes, eux, n’auront d’autre choix que de remâcher leur honte pour un gouvernement qui dénie et détruit la démocratie chaque jour davantage.

Je me contenterai donc d’évoquer certaines des conséquences possibles, pour les journaux et les journalistes d’une part, et pour les blogueurs de l’autre.

1. Les journaux et les journalistes

La liberté d’expression et de la presse est inscrite en toutes lettres à l’article 21 de la Constitution italienne :

Tutti hanno diritto di manifestare liberamente il proprio pensiero con la parola, lo scritto e ogni altro mezzo di diffusione.

La stampa non può essere soggetta ad autorizzazioni o censure.

Autrement dit, chacun/e a le droit de manifester librement ses pensées oralement, par écrit ou par tout autre moyen de diffusion, et la presse ne peut être soumise à aucune autorisation ni censure.

Cette simple phrase sur la presse s’étend au droit d’informer, qui se divise en deux branches selon la législation italienne : le « droit de chronique », et le « droit de critique ».

Le « droit de chronique » (diritto di cronaca), c’est la manifestation de la liberté d’expression propre aux journalistes, qui consiste non seulement à diffuser des informations mais aussi à les commenter.

La Cassation le considère légitime lorsque plusieurs conditions sont réunies :
– l’utilité sociale (rien à voir avec le commérage)
– la vérité des faits exposés
– la forme civile de l’exposition

Sur le « droit de critique » (diritto di critica), les limites à l’exercice sont le langage correct et le respect des droits d’autrui.

Le problème étant de pouvoir présenter des faits documentés tout en sachant que ça ne plaira probablement pas à l’auteur des faits en question…

Or publier les écoutes téléphoniques pertinentes dans le cadre d’une enquête a permis jusqu’à aujourd’hui de documenter des faits en les portant à l’attention de l’opinion publique. Avec cette loi ce ne sera plus possible, et si un journaliste se risquait à le faire il serait passible d’emprisonnement et son journal d’une amende pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros !

Je vous passe les détails, mais c’est le silence de tombe assuré sur toutes les enquêtes qui ont recours aux écoutes, dont l’utilisation sera également fortement restreinte pour les juges, à la plus grande joie de Berlusconi & Co., y compris des mafias en tous genres. L’administration américaine avait d’ailleurs manifesté toute son inquiétude l’année dernière, en jugeant qu’un telle loi aurait fortement entravé les enquêtes menées en collaboration avec l’Italie sur la mafia.

2. Le Web et les blogueurs

Le droit d’informer et de s’exprimer constitutionnellement reconnu à l’article 21 est également menacé pour les internautes en général, puisque la nouvelle proposition de loi intervient aussi sur ce point, avec l’article 29 de la dernière version du texte :

Traduction :

« Pour tous les sites Internet, y compris les journaux et magazines publiés par voie télématique, les déclarations ou les rectifications seront publiées, dans les quarante-huit heures suivant la demande, avec le même graphisme, le même niveau d’accessibilité au site et la même visibilité que les informations auxquelles se réfère ladite demande. »

En clair, selon la version actuelle discutée au parlement italien, si j’écris dans un de mes billets, entre autres, que « Silvio Berlusconi est actuellement mis en examen pour corruption et pour favoriser la prostitution de mineures » et que la chose ne lui plaît pas, je serai obligé de publier n’importe quelle déclaration qu’il m’enverra et de la laisser en ligne à la place de mon texte.

Le délai de 48 heures court à partir du moment où il envoie la demande de rectification et non pas à partir du moment où je la reçois… Je dois publier le texte reçu « sans commentaire », et indépendamment du fait qu’il soit réellement mis en examen pour corruption et pour favoriser la prostitution de mineures : autrement dit, la vérité des faits exposés n’a plus aucune espèce d’importance dans cette affaire, pas plus que l’utilité sociale de l’info ou la forme civile de son exposition (les 3 critères retenus par la Cassation).

Il ne s’agit pas non plus de diffamation, je me suis contenté de relater un fait établi, mais il suffit que la personne me demande de rectifier sous n’importe quel prétexte pour que je sois obligé de le faire sans avoir à mon tour aucun droit de réponse. Faute d’obtempérer, je suis passible d’une amende jusqu’à 12 000 euros…

La chose est donc prise très sérieusement par Wikipedia.it, qui proteste depuis hier en affichant une page d’accueil blanche et en ayant remplacé TOUTES ses pages par un message d’avertissement. Une action menée avec le soutien de Jimmy Wales et de la fondation Wikimedia, entre autres.

D’après les dernières infos (la discussion est en cours en ce moment même), il se pourrait que l’article incriminé soit assoupli pour les blogs (non plus 48 heures à partir de l’envoi de la demande, mais 10 jours à partir de la réception de la demande, une amende abaissée, etc.), mais pas pour les journaux, çe qui ne change rien sur le fond, puisque le seul but de cette dernière trouvaille « juridique » est justement d’empêcher par tous les moyens la publication d’infos que le pouvoir en place ne veut surtout pas voir circuler.

Donc pour conclure, une fois de plus dans l’Italie de Berlusconi, l’objectif de la loi est de violer le droit

Jean-Marie Le Ray

P.S. [Mise à jour – 6 octobre 2011] Comme déjà évoqué hier dans les commentaires, l’alinéa 29 ne concernerait plus ni les blogs ni les sites Web autres que ceux des journaux et magazines en ligne. La chose n’était pas gagnée d’avance et c’est évidemment une victoire de toutes les protestations, vigoureuses et variées, mises en œuvre par la blogosphère italienne, ainsi que par Wikipedia.it, dont la protestation a provoqué un tollé de réactions dans le monde entier.

Un encart ajouté ce matin sur l’encyclopédie précise ce qui suit :

L’obscurcissement de Wikipedia a suscité une grande attention auprès des médias, des entreprises, des associations et des citoyens. Certains politiques ont exprimé leur intention de déposer des amendements qui garantiraient Wikipedia contre les obligations visées à l’article 29 dudit projet de loi

Le site restera obscurci au moins jusqu’au déroulement du débat à la Chambre des députés, prévu pour ce matin, 6 Octobre 2011.

Je précise enfin que la rectification rendue obligatoire aux termes de l’article 29 n’a rien à voir avec la publication des écoutes téléphoniques, mais concerne n’importe quel contenu. L’exemple de Robip était donc tout à fait plausible. Et surtout, qu’on ne s’y trompe pas : cette « victoire » des blogueurs n’est qu’une victoire largement partielle, et que si Berlusconi la fait passer en force telle quelle par un vote de confiance dans les jours qui viennent, il est certain qu’elle aura des conséquences extrêmement fâcheuses en bâillonnant non seulement la liberté d’expression et de la presse en Italie, mais aussi et surtout le bon déroulement de la justice…

D’autre part, en réponse au dernier commentaire de Jérôme, la loi qui serait modifiée dans ce cas est effectivement la loi du 8 février 1948, n° 47, portant dispositions sur la presse, mais je le répète, j’attends de voir le texte définitif qui pourrait encore changer avant que ce projet de loi ne devienne vraiment loi.
En effet, pour qu’une loi soit promulguée, il faut que le même texte soit approuvé par les 2 chambres du parlement. Donc vu que ce texte, qui provient à la Chambre des députés dans sa version approuvée par le Sénat, sera modifié, il repartira au Sénat pour une nouvelle lecture. S’il est alors approuvé au Sénat sans modif, la loi sera promulguée. Mais si le Sénat devait le modifier encore, il devrait repasser à la Chambre et ainsi de suite.
Or lorsqu’on voit les déclarations actuelles de Maurizio Paniz, le même qui a proposé les peines de prison pour les journalistes (l’important selon lui étant que si leur casier judiciaire n’est plus vierge ils y penseront à 2 fois avant de parler de certaines choses…) (celui qui a osé affirmer sans trembler devant la nation que Berlusconi était intervenu sur Ruby parce qu’il était intimement convaincu que c’était la nièce de Moubarak et que son seul désir était d’éviter un incident diplomatique, pour situer le personnage), qui affirme que les blogs aussi doivent être sanctionnés, tant que je n’ai pas le texte définitif sous les yeux, je préfère rester circonspect.
Une dernière précision, la sanction pécunière irait non pas jusqu’à 15 000 € mais jusqu’à 12 000, car les 15 000 lires de la loi de 48, au change actuel ça ferait environ 10 euros.

photo de une : houkart