L'Observatoire des médias

Interactivité et PQN : quand la parole des lecteurs reste aux portes des rédactions web.

Il y a (déjà) quatre ans, j’ai débuté une thèse de sociologie sur les forums de discussion du Monde, de Libération et du Figaro. Je voulais savoir comment un média traditionnel – en l’occurrence la PQN – donnait la parole aux internautes.

Mon premier objectif était se saisir les modes de régulation de ces espaces de discussion. Malgré des ressemblances de façade, j’ai repéré trois façons distinctes de gérer l’interactivité et la parole des internautes.

  • Le Figaro.fr sous traite la gestion de ses forums à une société privée Conciléo, spécialiste dans la gestion et l’animation de communautés en ligne (qui compte parmi ses clients la plupart des médias de Lagardère Active). La rédaction web du journal n’a aucun contact avec l’équipe de modération qui est composée majoritairement d’étudiants.
  • Au Monde, la modération des forums, des réactions aux articles et des commentaires laissés dans les blogs est confiée à une équipe de cinq personnes dirigée par un ancien journaliste du Monde. Les modérateurs ne sont pas des salariés du journal, ils sont pigistes, et travaillent à quart temps depuis leur domicile. Ils n’ont pas de contact avec les membres de la rédaction du Monde.fr.
  • A Libération, en revanche, c’est un journaliste de la rédaction web qui est à l’initiative des forums et qui les modère. A son arrivée au journal, il s’est montré volontaire pour s’investir dans une fonction décentrée par rapport à son métier et entend recréer l’esprit du courrier des lecteurs des années 70-80, pilier identitaire mythique du journal. Il pratique alors une modération éditorialisée au nom de Libération et tente d’instaurer une relation de proximité avec les internautes. Durant six ans, il deviendra d’ailleurs un des rares intermédiaires entre le journal et ses lecteurs en ligne.

Derrière ces différences dans les modes de gestion, se cachent des régularités fortes :

  • L’arrivée et la présence des forums sur les sites web ne relève ni d’intention ni de stratégie éditoriale.
  • Les membres des équipes gestionnaires de l’interactivité n’ont pas de contact ou très peu avec ceux des rédactions web. Il existe une double rupture – géographique et salariale – entre les journalistes rédactions du Monde.fr et du Figaro.fr et les équipes de modération. D’une part, cette rupture signifie aux modérateurs que leur travail de maintenance et de suivi des forums et des réactions aux articles n’a rien à voir avec du journalisme. D’autre part, elle montre le désengagement des rédactions web dans les projets interactifs. A Libération, même si le modérateur travaille au sein des rédactions papier et web, il est isolé dans un rôle dans lequel personne ne veut le soutenir, ni le remplacer. Peu reconnu par ses pairs et las de lire des messages d’internautes toute la journée, après six ans de loyaux services, le modérateur a stoppé son activité et a accepté que la gestion de l’interactivité (des forums et des réactions) soit déléguée à Conciléo.
  • Les forums de discussion et les réactions aux articles des trois journaux étudiés sont des espaces parallèles aux rédactions auxquelles ils sont officiellement rattachés où les internautes sont invités à discuter entre eux sans que quiconque au sein du journal ne lise leur propos et tente de les visibiliser davantage. En définitive, ces lieux de prise de parole demeurent exclus du quotidien des journalistes, qui ont réussi à en déléguer la gestion et qui n’ont pas modifié leurs pratiques quotidiennes suite à l’arrivée de l’interactivité.
  • Les membres des rédactions prennent leur distance et ne s’impliquent pas dans la gestion ni l’utilisation de ces outils interactifs, et ce pour deux raisons. Premièrement, soucieux de préserver leur liberté de penser, leur autonomie et ne voulant pas être tributaires des critiques, avis et commentaires des lecteurs, ils perçoivent l’interactivité comme un piège à éviter. Deuxièmement, ils entendent conserver leur rôle de gatekeeper, de sélectionneurs d’informations.

Pour les besoins de ma recherche, j’ai réalisé une observation participante durant l’été 2005 dans les locaux de Libération, en tant que modératrice des forums. J’y ai découvert un journaliste/modérateur isolé. Pourtant implanté au sein des locaux de Libération, le modérateur n’a pas réussi à faire entrer les forums dans le quotidien des rédactions papier et web du journal.

En effet, les journalistes de la rédaction papier se désintéressent voire ignorent l’existence des forums malgré la présence quotidienne du modérateur à la conférence de rédaction, pour « pointer du doigt les interactions possibles et multiples entre papier et forums » et pour signaler l’ouverture de nouveaux forums. Quant aux membres de la rédaction web, je n’ai remarqué aucun signe d’intérêt de leur part quant à notre activité et au contenu des forums. Le responsable du service web m’avouera regarder ceux qui traitent de sport « seulement pour s’amuser ».

Après avoir quitté ses fonctions, le modérateur écrivait sur le big bang blog « Pendant près de 6 ans, j’ai été le responsable de l’interactivité sur le site de Libération. Interactivité qui se limitait alors, faute d’autres outils, essentiellement aux forums. Des centaines de débats, 60 000 Libénautes (le nom a été inventé par les participants aux forums de Libé), près de 400 000 messages. Qui les a lus à Libé ? Ce n’est pas pour me vanter, mais moi je les ai lus, dans la plus parfaite solitude et indifférence de la direction ET de la rédaction. Qu’avons nous fait des 60 000 messages reçus pour le débat sur la constit’ européenne ? Rien. Qu’avons nous fait des tables rondes virtuelles sur l’élection de Sharon, la loi du gouvernement Jospin sur le statut de la Corse ? Rien. Indifférence, silence. Et des centaines d’autres forums denses, construits, intelligents, surprenants ? Rien. »

Alors que Libération vient de lancer « le contre journal des lecteurs« , comment ne pas faire le parallèle entre le journaliste qui a la charge de cette rubrique et l’ancien modérateur des forums ? Va-t-il se retrouver aussi isolé au sein du journal ? Va-t-il être le seul à lire les contributions des lecteurs ? Son activité est elle considérée comme du journalisme par ses collègues ? Rien n’est moins sûr !

Cette recherche montre que l’interactivité et la parole des lecteurs ont du mal à trouver leur place dans les rédactions web de titres de presse. Même s’ils méritent d’être prolongés au regard des mutations en cours, les résultats auxquels j’ai abouti en 2006 apparaissent précieux. Obtenus grâce à l’analyse des pratiques routinières, quotidiennes des journalistes, des responsables et gestionnaires de l’interactivité, ils permettent de conserver un regard distancié face aux changements observables sur les sites web des médias traditionnels et face aux discours officiels des responsables de journaux qui vantent sans cesse les mérites de l’interactivité.

Pour les plus curieux, ma thèse aborde d’autres thématiques telles que l’identité discursive des journaux, les processus de réception de la presse, la constitution de publics, les usages des forums de discussion. Elle devrait être publiée prochainement. En attendant, vous pouvez jetez un coup d’œil au résumé .

Sophie FALGUERES