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« Nuit Debout » : l’imperméabilité médiatique de l’événement-média

« Nuit Debout » : l’imperméabilité médiatique de l’événement-média

nuit debout

À l’exception de quelques moments isolés, tels l’improvisation d’un Orchestre Debout jouant Dvořák ou l’éjection violente d’Alain Finkielkraut, les médias traditionnels d’information ne savent pas toujours quoi faire face au mouvement citoyen Nuit Debout, à Paris, Place de la République. Pour BFMTV et France Info, il s’agissait pendant un temps de se moquer des personnes mobilisées ; pour Libération, d’un commentaire, relais classique sous forme de soutien au mouvement ; pour Le Monde Diplomatique et Mediapart, d’un accompagnement intellectuel ; pour Le Monde, d’un discret suivi.
La couverture d’un tel événement n’est pas simple. D’ailleurs, pourquoi traiter un mouvement qui ne veut pas particulièrement l’être ? Surtout, comment se tenir éloigné du fonctionnement médiatique pour Nuit Debout ? Dans sa volonté d’éviter le pouvoir dans ses modélisations les plus classiques, Nuit Debout touche, semble-t-il, aux limites des médias d’information grand public.

Nuit Debout : De l’événement médiatisé à l’événement-média

Le refus d’une représentation incarnée du mouvement Nuit Debout est bien le reflet d’une compréhension du fonctionnement médiatique. L’économiste Frédéric Lordon et le journaliste François Ruffin, figures parfaites derrière lesquelles se rassembler et mobiliser, se sont d’ailleurs habilement mis en retrait sans s’en désolidariser. En se considérant comme un amas de singularités plus que comme un simple collectif, tout en acceptant la formation de groupes (sous forme de commissions). Raconter Nuit Debout reviendrait à réaliser le tour de force de s’entretenir avec chacune des personnes présentes place de la République depuis le 31 mars.
De fait, tous les sujets y passent et s’y recoupent : écologie, dictatures à travers le monde, droits des travailleurs, santé, ingérences politiques, corruptions, conglomérats industriels monopolistiques, inégalités… Partie d’un combat contre la loi travail dite « loi El Khomri », Nuit Debout s’est émancipé pour devenir le lieu d’une revendication globale qui échappe en grande partie à la réduction symbolique opérée par la machine journalistique. La Nuit Debout n’est pas à raconter, mais l’on s’y raconte.
La création de Radio Debout, au cœur même de la place de La République, ou encore plus récemment d’un mini-plateau de télévision autonome, est symptomatique de l’événement qui se suffit à lui-même, qui se médiatise. C’est un petit monde qui prend vie et s’évanouit chaque soir. En produisant ses propres formes médiatiques – l’idée de créer un journal fut lancée un soir – en refusant la simplification nécessaire au traitement journalistique d’un événement, Nuit Debout en arrive à se faire média d’elle-même.
Cette autonomie va de pair avec celle voulue envers le politique : pas de récupération, pas d’appropriation, pas de figure, pas de parti, mais des idées et des moyens pour les dire. Nuit Debout se forme comme un tout, se suffit à elle-même et mise sur les moyens de communication interpersonnels et le bouche-à-oreille pour se stabiliser, voire se pérenniser. En excluant de cette manière les médias d’information, l’incompréhension quant au fonctionnement de l’événement n’en est que renforcée, avec comme réponse une forme de mépris.

Un dispositif éditorial pour une prise de parole

Le contournement du fonctionnement médiatique s’est organisé, pour partie, autour d’un langage gestuel propre et d’un dispositif éditorialisé de prise de parole qui se veut égalitaire dans les temps attribués à chacun – exception faite de Yanis Varoufakis, autorisé à parler 5 minutes, au lieu des 2 minutes communément admises.
Les réactions dans l’assemblée sont traduites sous forme de mouvements coordonnés des mains. Une personne voulant exprimer un désaccord est ainsi aisément repérable en croisant les bras au-dessus de sa tête, tandis qu’une idée considérée redondante pourra être signalée par un moulinet des bras, une approbation par une rotation symétrique des deux mains. Pas très médiagéniques car peu spectaculaires, voire carrément anodins, ces gestes permettent un silence relatif et une grande clarté dans l’expression des opinions.
Pas d’estrade mais une écoute attentive pour la personne désireuse de d’exprimer, debout face à un auditoire silencieux mais pas moins réactif. Le dispositif éditorial va logiquement de pair avec un protocole qui assure une cohérence dans le temps, mais celui de Nuit Debout montre qu’il peut être à la fois souple, s’afficher plus égalitaire, se révéler modulable et, en cela, ouvrir sur des discussions, voire des débats. En ne s’organisant qu’autour d’une simple contrainte temporelle de l’ordre de passage, il parvient à créer l’illusion d’une organisation neutre, peu idéologique.
L’exposition orale d’un citoyen, les réactions qu’il provoque, les réponses qu’il suscite, sont organisées suivant une logique qui accepte l’imprévu. Plus, il laisse une part à l’émotion. Car s’il est nécessaire de s’inscrire sur un registre pour se tenir micro en main face à la foule assise, croiser les bras au-dessus de sa tête peut amener à une prise de parole spontanée mais encadrée, visant à suivre le fil d’une réflexion entamée en acceptant un désaccord. Tout le monde peut prendre la parole. Le maintien de l‘ordre nécessaire est assuré par une équipe parfois soumise aux aléas des modes de prise de parole et des personnalités individuelles.
Vendredi 15 avril, une personne visiblement éméchée voyait d’un mauvais œil qu’on lui interdise l’accès immédiat au micro. Sans jamais céder à l’agressivité ni la menace, les explications (qui ont tout de même duré plusieurs minutes) ont finalement amené la personne en question à inscrire son nom dans le registre pour prendre la parole plus tard dans la soirée. Son discours, à la fois décousu et plein de bons sentiments, a laissé le bout de peuple présent étonné certes, mais satisfait qu’il ait pu s’exprimer au même titre qu’un Professeur d’Économie quelques minutes auparavant. La fin de sa prise de parole, remplie de témoignages personnels et couronnée par un joli « et je vous aime ! », a même recueillie une salve d’applaudissement, rompant avec le protocole habituel d’échanges non-sonores.
S’il n’est pas médiagénique et échappe en apparence à la hiérarchisation idéologique, le dispositif éditorial de prise de parole, peu contrôlé, accepte une part de chaos qui fait la singularité de son fonctionnement. Et qu’importe si cela entraîne des retards, des contradictions ou des répétitions. Après tout, ce n’est pas un problème quand on a toute la nuit devant soi.

Ugo Moret
[followbutton username=’UgoMoret’ count=’false’ lang=’fr’ theme=’light’] Doctorant au #CELSA – Université Paris-Sorbonne.

Photo : « Baptiste Mylondo, enseignant en économie et philosophie politique, présente le revenu de base », par Revenu de base

View Comments (9)
  • enfin un avis purement objectif, et selon un angle de vision que je qualifierai d’experte, même si le mot est galvaudé, il s’applique en l’occurrence ici.

  • « échappe en apparence à la hiérarchisation idéologique » pourriez-vous s’il vous plaît développer cet « aspect » de NuitDebout ?

    • Bonjour Cyril,
      Je conviens que la formule est un peu redondante : toute hiérarchisation est idéologique.
      Il s’agit d’appuyer ici le fait que la prise de parole est de toute façon éditorialisée (elle n’est évidemment pas complètement libre, ni anarchique), donc qu’elle est soumise d’une certaine manière à un pouvoir. Mais dans le cas des assemblées générales de Nuit Debout, l’organisation de la parole fait que l’on se reporte à un ordre temporel (un enchainement successif d’interventions de deux minutes). La parole n’est donc hiérarchisée (entendre « éditorialisée ») que par l’ordre d’inscription des intervenants dans le registre, et non par un « éditeur » qui choisirait les sujets/thématiques à discuter et les temps impartis à chacun. C’est une délégation au temps qui permet de ne pas apparaître contraignant.
      J’espère avoir répondu à votre question.
      Ugo Moret

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