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Pour un nouvel écosystème de la presse : les bonnes feuilles du rapport de Jean-Marie Charon

Pour un nouvel écosystème de la presse : les bonnes feuilles du rapport de Jean-Marie Charon

Mise à jour du 2 juin 2015 :

Le rapport final a été remis à la ministre de la Culture. Le voici :

 

Jean-Marie Charon, sociologue des médias, qui a publié ici-même  « Réinventer les rédactions » a été chargé par la Ministre de la culture et de la communication, Fleur Pellerin, de rédiger un rapport, de dresser un panorama du nouveau paysage de la presse en France. Titre du rapport que l’Observatoire des Médias a pu consulter :

Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème.

Ce titre n’est pas sans rappeler le « Manifeste pour un nouvel écosystème de la presse numérique » du spiil datant de 2012, mais le paysage a évolué, et Fleur Pellerin a souhaité se faire conseiller et avoir une vision de ce que sont aujourd’hui les nouveaux métiers de la presse, les acteurs, les contenus, avoir une connaissance des nouvelles organisations du travail.

Jean-Marie Charon conclut son introduction ainsi  :

«Chacun a conscience que la presse (au sens large) que l’on a connu ne reviendra pas et que le processus en cours est bien l’invention d’un nouveau monde, un nouvel écosystème, tel est l’objet de ce rapport qui s’emploie à dessiner les contours de celui-ci tel qu’il se présente aujourd’hui, soit une photographie qui sera très vite obsolète, mais sur laquelle peuvent s’appuyer les acteurs d’aujourd’hui pour décider de leur action dans cette période, à la fois particulière, inconfortable pour beaucoup, mais en même temps tout à fait passionnante.»

Le rapport sera publié dans son intégralité sur le site du Ministère de la Culture, et sa publication  donnera lieu à l’organisation de plusieurs tables rondes. Mais en attendant, j’ai choisi quelques passages de ce rapport.

à propos de la formation, « le numérique pour tous » :

« […] Dans une phase de mutation l’évolution des compétences des journalistes ne saurait se limiter à la question des entrants. Non seulement il faut permettre aux journalistes qui ne disposent que des compétences liées à la presse d’hier de s’exprimer sur les nouveaux supports numériques, mais surtout il faut concevoir des démarches dans lesquelles chacun revient régulièrement en fonction des transformations à l’œuvre dans leur entreprise. La question d’une articulation forte, notamment dans le temps, entre les rythmes et moments des formations et les évolutions en cours dans l’entreprise est cruciale. De la même manière il ne peut plus être question de limiter ces formations au simple maniement d’outils. Nombre d’entreprises de presse reconnaissent ici avoir sous-estimé ou mal appréhendé ces contraintes. L’univers de la formation permanente s’est adapté, parfois plus tôt que les formations initiales, certains de ses cadres faisant figure de pionniers dans la réflexion et l’expérimentation de nouvelles pratiques (Emi-CFD par exemple). Cohabite au sein de celui-ci à la fois des émanations d’établissements de formation initiale, des établissements spécialisés, voire des organismes d’expérimentation et de recherche dans un domaine comme l’image (INA) et internationaux, émanation d’organisations des éditeurs de presse quotidienne (Wan-Ifra). Il faut ici être extrêmement vigilant à l’égard des répercussions d’une réforme du financement de ces formations dont les effets sont encore difficiles à appréhender.»

à propos des expérimentations, des Lab :

« […] Il faut insister ici sur l’importance de poursuivre et amplifier un travail de recherches sur des formes et des contenus qui ne sont pas forcément immédiatement intégrables dans les pratiques des rédactions, voire même dans les contenus les plus courants proposés par le média. A ce niveau se pose des questions d’expérimentation et d’évaluation de celles-ci. Les développements peuvent être longs et couteux, les intuitions longues ou délicates à finaliser. La démarche de l’Amaury Lab est ici intéressante, intégrant l’accompagnement, la formation et l’expérimentation sur les sites du Parisien et de L’Equipe. Un niveau de mutualisation plus large est sans doute souhaitable. C’est dire qu’il y a là une mission dans laquelle les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle, par des aides ciblant l’innovation, par des bourses, par l’organisation d’événements (concours, prix, etc.) permettant de montrer, valoriser les réalisations, comme les concepteurs et les équipes qui les ont portées.»

Sur le cycle de production de l’information :

« […] Un tel cycle de 24 heures, qui s’inscrit dans un flux continu, de production de l’information suppose de repenser les grands types d’intervention journalistique, avec notamment d’un côté des journalistes collecteurs, chasseurs ou « pêcheurs » de l’information (pour reprendre l’expression de Bernard Marchant, administrateur délégué du groupe Rossel) et de l’autre des éditeurs (et non plus des SR, secrétaires de rédaction) reprenant, enrichissant, adaptant les contenus fournis par les « pêcheurs » pour les adapter à chacun des supports. Faut-il à ce stade avoir un pôle unique d’éditeurs ? Faut-il distinguer des pôles d’éditeurs numériques et d’éditeurs imprimé (solution adoptée par Le Soir de Bruxelles, par exemple) ? La réponse est peut-être fonctionnelle. Elle est plus certainement culturelle, professionnelle, sociale, en fonction des temps d’évolution et d’apprentissages nécessaires aux individus qui forment les rédactions.

La fusion des rédactions et l’engagement du flux constant de traitement de l’information multi-supports n’implique pas forcément ou pas uniquement une organisation homogène des rédactions incluant l’ensemble des services. Nombre de titres à l’image du Guardian, du Monde ou du Figaro sont amenés à définir de nouvelles polarités – logiquement qualifiées de « pôles » – qui ne correspondent pas à la définition de services traditionnels, par type d’information traitée (politique, « info-géné », société, économie, culture, etc.), mais selon des modes de traitement de l’information. Il peut s’agir d’équipes et studios vidéo (Le Figaro, Le Monde, The Guardian, etc.), de factchecking (Le Monde, Libération, etc.), de participatif (Guardian), de data journalisme, etc., sans parler de la question des desks dont le rôle est d’identifier et mettre en forme quasiment instantanément les nouvelles, parfois 20 heures sur 24, en attendant le 24X24 que caressent certains (notion de « breaking news » chez les anglo-saxons).»

Complémentarités et salaires :

« […] les temporalités des évolutions dépendent largement de la capacité des directions, des encadrements à faire évoluer les compétences, renforcer les niveaux d’engagement des journalistes, lever les réticences, voire les blocages. Là se pose la question cruciale d’une autre forme de complémentarité qui est celle des personnes d’âges, de compétences, d’appétence à l’égard des innovations et notamment du numérique, très différents. Dans de nombreuses entreprises cohabitent ainsi deux populations, dont l’une a un rôle pilote pour les innovations et les réalisations numériques, alors que l’autre élargit plus ou moins rapidement son activité de l’imprimé vers le numérique. A ces différences de caractéristiques concernant les personnes se surajoutent des approches différentes des entreprises en matière de statut et de rémunération. Force est de constater que perdurent, bien souvent, pour les journalistes porteurs de la compétence et de l’activité numérique la plus pointue, des statuts plus précaires et fragiles (stages, piges, CDD) en même temps que des rémunérations plus faibles, parfois proches du Smic.»

Sur les partenariats avec les infomédiaires  :

« […] des partenariats sont possibles entre médias d’information et infomédiaires : Le premier qui n’est pas le plus important et qui concerne principalement les fournisseurs d’accès prend la forme d’achat de flux d’actualité auprès des agences internationales telles que l’AFP ou Reuters pour Orange ou Yahoo. Il peut aussi s’agir de dossiers, d’éditoriaux, d’interviews, de chroniques spécialement développés pour le portail du fournisseur d’accès, comme le Talk produit par Le Figaro, ou des contenus plus ponctuels comme ceux réalisés par Slate, toujours pour Orange. Une seconde forme de contribution peut consister en une rémunération des contenus consultés via une plateforme d’échange (Youtube) ou via un moteur de recherche. Facebook négocie actuellement des accords avec des sites de presse leaders sur leurs marchés (New York Times, Guardian, El Païs, etc.) afin que ceux-ci fournissent directement leur information sur le réseau social, avec en contrepartie un reversement des ressources publicitaires générées sur ces audiences.

Cependant, ces rémunérations sont insuffisantes, pour ne pas dire marginales, pour rémunérer les coûts rédactionnels. S’y surajoute là encore les inégalités de traitement entre quelques titres de référence, choisis par les infomédiaires, qui vont se trouver encore renforcés en tant que leaders sur leurs marchés, et tous les autres qui ne se verront rien proposer. Soit là encore le hiatus entre les logiques de maximisation des audiences et des revenus des infomédiaires et la nécessité d’un pluralisme de points de vues éditoriaux nécessaire au débat d’idée et à la démocratie.»

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Sur les fonds et les aides :

« […] Faute de pouvoir s’appuyer sur une tradition ou une compétence en matière d’actions unifiées, y compris à l’échelle européenne, il revient aux pouvoirs publics de favoriser et accompagner de telles démarches, y compris en imaginant des formes de contributions vertueuses qui puissent éviter des batailles frontales entre médias et infomédiaires. L’idée de la création d’un fonds élargi de contribution à l’innovation dans les médias pourrait ici trouver sa place, les contributeurs ne se limitant pas au seul Google. La démarche de volontariat pourrait intervenir comme un volet dans le rapatriement par les états européens, des impôts et taxes auxquels plusieurs de ces infomédiaires, notamment nord-américain ont échappé par des pratiques de plus en plus contestées d’optimisation fiscale.»

Sur le journalisme à deux vitesses :

« […] le manque d’attractivité du journalisme numérique freine le développement de nouvelles organisations : intégrées, cycle de 24 heures servant les différents supports. Les freins dans ces évolutions vers le journalisme numérique pour les journalistes des médias traditionnels contribuent à la perpétuation d’une filière particulière, moins bien traitée de fait. A ce niveau se pose la question d’une proportion encore insuffisante en France de directeurs de rédactions, de rédacteurs en chefs, voire cadres intermédiaires qui soient issus du numérique ou aient exercé dans celui-ci. L’exemple d’un Johann Hufnagel à la tête de la rédaction de Libération reste rare. Il est notable, peut-être par contraste que Kath Viner, qui vient de prendre la rédaction en chef du Guardian, ait au paravent lancé l’édition en ligne du titre en Australie, avant de diriger la rédaction numérique du titre aux Etats Unis.»

Préconisations sur les aides :

« […] l’Etat pourrait favoriser, en réunissant les conditions nécessaires, la création d’incubateurs accueillant les pure players d’information, les labs des entreprises de presse, ainsi que les start up contribuant à la production d’information, à la fois à Paris et en région (écosystème toujours). Au-delà, éventuellement articulé à ces incubateurs, le ministère de la culture et de la communication en partenariat avec le secrétariat d’état à la recherche à l’enseignement supérieur pourrait inciter au développement de pôles associant formation liée à l’innovation, veille et recherche, avec une forte dimension internationale.»

Préconisations sur le cadre juridique des entreprises de presse :

« […] Les évolutions récentes concernant le cadre juridique des entreprises de presse appellent une réflexion et de nouvelles initiatives afin de mieux cerner le cadre particulier de la jeune entreprise de production d’information. Celui-ci serait tout particulièrement à penser avec une articulation possible avec le mouvement qui se dessine dans la société en faveur de l’accompagnement financier de l’innovation ou de réalisations difficilement profitables économiquement. Une réflexion sur les potentialités et les modalités de la notion de crowdfunding serait une contribution importante, qui puisse donner une véritable assise réaliste à des projections telles que celles qu’avance aujourd’hui un auteur comme Julia Cagé.»

La version définitive du rapport de Jean-Marie Charon sera bientôt publique.

La seule inconnue pour le moment : de quelle façon Fleur Pellerin va-telle se saisir des observations et des préconisations de ce rapport? Des actions seront-elles vraiment engagées? À suivre !

 

Photo : Raphaël da Silva 

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